Mownoとのインタビュー – Entre Ombre et Lumière

掲載:Mowno

原文はこちらから(仏語のみ)

Après quelques années passées à faire de Your Favorite Enemies un groupe montréalais bien en vue, Alex Henry Foster – marqué en 2016 par le décès d’un père avec lequel il entretenait des relations difficiles – s’est retiré au Maroc pour faire le point et retrouver l’anonymat. Là-bas, au fil de sa retraite et alors qu’il s’enlisait dans l’auto-destruction émotionnelle, il a peu à peu composé, sans vraiment s’en rendre compte, la matière d’un premier album. Fortement imbibé de ses troubles et chagrins, le puissant et honnête Windows In The Sky a vu le jour en 2020, un an après la sortie d’un album live qui devait être la seule ligne discographique de cette embardée solo, le seul témoignage de ce long et douloureux travail de composition. Seulement, porté par cet ardent désir d’indépendance qu’il tient entre autres de son admiration pour le DIY de Fugazi, et bien entouré par ses amis musiciens de toujours qui ne l’ont jamais lâché durant ses mois de dépression, Alex Henry Foster a décidé de continuer sur sa lancée. Au diable l’innocence et les illusions de ses débuts, place désormais à l’émotion pure et aux sentiments, comme ses ainés de Swans et Slint qu’il cite en références. Ainsi, au fil des tornades qu’il apprend à dompter avec le temps, qui hantent son esprit autant qu’elles soufflent sur sa musique, sa thérapie a pris la forme d’un projet aussi précieux que personnel. Sans fard, il y expose l’homme qu’il est devenu, mais aussi son intimité qu’il érige en pont entre lui et un public qu’il chérit plus qu’aucun autre artiste. Alors qu’il multiplie les livestreams avant de reprendre la route et retrouver l’Europe, on a saisi l’occasion de la sortie de sa reprise de The Power of the Heart de Lou Reed – dont le titre se drape d’une résonance particulière en ces temps troubles – pour s’entretenir avec cet artiste passionnant, d’une profondeur abyssale et d’une honnêteté sans faille.
Mowno: Tu viens de sortir une reprise de The Power of the Heart de Lou Reed. Peux-tu nous expliquer ce choix et le message que tu as voulu faire passer avec ?

Alex Henry Foster : La pièce originale est magnifique en raison de son caractère obscur. C’est presque une oeuvre dénaturée tellement je la considère dépourvue de l’habituelle opacité de Lou Reed. Ce caractère intimiste, où le voile se lève sur le personnage public pour faire place à l’homme, sans l’artifice et le permanent costume, m’a profondément marqué lors de ma découverte de la chanson, presque par hasard en fait. J’y ai trouvé une vulnérabilité qui m’a poussé à me questionner sur ma propre façon de me cloîtrer dans les sons de mon précédent groupe. Peut-on s’exposer de cette façon aujourd’hui, alors que tout est image ? Peut-on s’abandonner sans filtre alors que tout semble calculé et pré-fabriqué ? Qu’en est-il de moi et de mon image, de mes élans de prétention ? Il m’a fallu un certain temps avant d’avoir le courage (ou l’audace sans doute) de faire la pièce mienne, et non pas d’incarner ce qui aurait de toute façon été un pâle reflet de Lou, voire une caricature de ce monument, qui pour un bref instant s’offrit à sa muse, Laurie Anderson, sans maquillage, sans artifice, sans fardage. La pièce résonne assez au fond de moi pour que je ne puisse l’empêcher de grandir à sa façon, d’être libre comme l’esprit qui la porte, mais cette fois assumée par un autre personnage dépourvu de son costume de variété : moi. Pour ce qui est du message, s’il en est un, c’est l’admission de ce qui nous fait peur, mais nous enivre à la fois, la grisante perspective d’être soi à travers l’anxiété de trop souvent ne pas se sentir ‘assez’.
M : Tu parles beaucoup de l’émotion qui se dégage de la musique de Lou Reed. C’est sûrement un des points communs que ta musique a avec la sienne. Tu penses que la découverte de cet artiste lorsque tu étais enfant a directement impacté ton oeuvre toute entière ?

AHF: Absolument, oui. En quelque sorte, j’ai trouvé en Lou Reed un guide à travers la confusion de mes émotions, un peu comme Glen Branca et Sonic Youth l’ont fait quelques années plus tard. Il y a des sons qui peuvent traduire certains sentiments que l’on peine à comprendre ou à s’admettre. Parfois, ces sons ne font aucun sens, pas plus que les mots qu’ils inspirent… Pour moi, c’est ça, Lou Reed.

M : Contrairement à ce que l’on pourrait croire, tu as assez mal vécu les années de Your Favorite Enemies. Qu’as tu fait, et comment, pour ne pas retomber dans les mêmes travers avec ce projet solo, pour trouver l’équilibre nécéssaire à ton bien être ?

AHF : Je crois que j’ai eu du mal à saisir la nature du succès que Your Favorite Enemies a rapidement connu. Je n’arrivais pas à composer avec la même profonde générosité que celle avec laquelle tant de gens m’offraient leur affection. Alors que d’autres en rêvent, cela m’a complètement paralysé affectivement, comme si je devais composer avec un vertige permanent. Cette soudaine attention m’a profondément isolé, et sans personne pour me guider ou à qui parler, je me suis totalement fermé sur le monde, d’abord extérieur, ensuite sur celui de mes proches, avant de ne plus vouloir ressentir quoi que ce soit. Je ne me rappelle de presque rien de cette période, où j’ai pourtant fait le tour du monde et vécu de grands frissons. Il y a un grand vide dans mon esprit face à cette intense et galvanisante saison de ma vie.
Je crois que l’équilibre vient de l’acceptation de ce que je suis, mais aussi de l’affranchissement de la perpétuelle culpabilité qui m’habitait à cette époque, ce sentiment horrible d’avoir laissé tomber mes amis, les membres de mon groupe, les gens pour qui ma musique et mes mots voulaient dire quelque chose d’important, comme si mon refus de me tenir à l’avant-scène avait fait du mal à ceux que j’aime. Lorsque l’on est seul à dériver dans ce type de réflexions, il est quasi impossible de distinguer le vrai du faux, le réel de l’illusion. Le décès de mon père m’a poussé à arrêter de fuir, de me mentir. Ce fut une période où le temps n’avait plus d’emprise sur moi. Si la lumière n’avait aucun ascendant sur mon univers, elle m’aura en quelque sorte trouvé, et j’ai dû apprendre à me choisir et à m’accepter, à admettre ma fragilité et mes stigmates, au-delà de l’ego et de l’orgueil. Cette admission m’a permis à la fois de grandir et de m’épanouir.
M : Tu évoques même le suicide quand tu parles de ta vie publique passée. Selon toi, est-ce qu’être un personnage ‘visible’ impose une certaine force de caractère ? Tu dois comprendre mieux que personne pourquoi certaines stars pètent littéralement les plombs ?

AHF: Je crois qu’il y a une certaine forme d’illusion avec laquelle on doit composer lorsque l’on évolue dans la lumière des autres. Le vrai défi est à la fois de ne pas devenir soi-même illusion, ou de s’y perdre complètement. Si chaque situation est différente, chaque mal de vivre a sa propre nature. Je crois qu’il est impossible de se voir imposer tant de pression par le monde extérieur comme par son propre univers, sans perdre pied à un certain moment… On tourne en rond, on est déportés par les successions de marées provoquées par nos projets, par les petits triomphes, par les gigantesques déceptions. Il y a une grisaille émotionnelle qui s’installe. Certains apprennent à vivre avec elle alors que d’autres ne pourront subsister dans les chauds rayons des passions dont ils sont l’objet, et certains sauront s’épanouir peu importe les naufrages et les escales de leur vie publique. Je présume que cette pression est encore plus vraie aujourd’hui, alors que l’on évolue littéralement en temps réel et que les astres les plus flamboyants s’étiolent plus rapidement que les saisons. La lucidité de notre entourage devient plus que jamais impérative.

M : Le fait que ta musique soit si émotionnelle est-il un pas en avant que tu as fait, comme si tu te mettais désormais à nu à travers elle ?

AHF : Bonne question. Je crois que j’ai cessé de me cacher derrière les autres et que je suis maintenant mon instinct sans continuellement me remettre en question. En ce sens, la création devient primaire, crue, et comporte une forme d’authenticité décomplexée où l’honnêteté du moment présent prime sur la notion d’absolu qui m’obsédait auparavant. C’est comme si je n’avais plus à me soucier du regard inquisiteur dans lequel j’ai été piégé la majeure partie de mon existence. Ce dédouanement émotionnel m’a permis une émancipation créative.
M : Tu as ton propre studio à Montréal, une église-studio appelée le Upper Room Studio (photo ci-dessus). Qu’est-ce que cela a changé concrètement pour toi et ton quotidien d’artiste ? Es tu le seul à l’utiliser ou le mets-tu aussi à la disposition d’artistes que tu aurais envie d’aider ?

AHF : Pendant longtemps, j’ai eu une relation amour-haine avec ce lieu que d’autres voyaient à raison comme une véritable bénédiction pour tout artiste qui rêve d’avoir un lieu mythique pour donner naissance à ses visions. Ce lieu m’a beaucoup donné et il m’a beaucoup repris également… Il fut en quelque sorte mon école créative et je m’y suis trop souvent senti perdu et à l’étroit dû à la nature collective de Your Favorite Enemies. Ce besoin d’intimité m’étant impossible à vivre, j’ai fini par totalement m’en désintéresser, au point de le délaisser complètement. Les autres membres du groupe y ont fait plusieurs magnifiques projets et s’y sont sentis comme à la maison. Je n’ai que récemment ré-habité les lieux de ma musique… Alors que nous avions gardé ce lieu privé, essentiellement pour notre propre usage, nous avons récemment pris la décision d’en faire profiter d’autres artistes atypiques et créateurs singuliers. C’est d’ailleurs au Upper Room studio que l’orchestre que l’on peut entendre à la fin de The Power of The Heart a capté cet extraordinaire chaos organique…

M : Tu y organises des livestream que tu graves directement sur vinyle. C’est indispensable pour toi de bouger les lignes au sein de l’industrie de la musique, de s’émanciper des habituels processus de production ?

AHF : J’ai toujours eu ce besoin fondamental de liberté. Peut-être émane-t-il du contrôle que je croyais nécessaire pour garder l’équilibre qui me faisait défaut à l’époque. Toujours est-il que de pouvoir m’exprimer sans les contraintes usuelles qui régissent, voire dictent, le milieu dans lequel j’évolue, est impératif pour moi. Certains peuvent y voir une volonté d’opposition aux grands seigneurs de l’industrie de la musique, moi j’y vois un monde qui m’est propre, sans seigneurs à satisfaire, sans redevances à donner pour une oeuvre qui m’appartient de droit et que je partage de coeur. Cette indécence n’est pas sans prix à payer, puisque lorsque l’on refuse de se livrer aux règles préétablies du jeu, nous ne sommes que rarement, voire jamais, invités à des événements où j’aimerais avoir le privilège d’aller à la rencontre de l’autre. À défaut de ces opportunités, je me choisis, sachant qu’il y a d’innombrables moyens alternatifs qui s’offrent à moi lorsque vient le temps, ou l’envie, de communier avec les gens.
M : Tu as aussi fait l’acquisition d’une maison à Tanger récemment, dans le but d’en faire un lieu de partage pour les artistes. Pourquoi cette ville et pourquoi ce projet si loin de chez toi ?

AHF : Cette ville est l’endroit qui m’a accueilli lorsque je ne pouvais plus fuir. C’est là, alors que j’étais complètement perdu, que j’ai été recueilli par la générosité de Lyonnais propriétaires de la magnifique maison où ma peine échut, prétendant aller y écrire le prochain album de Your Favorite Enemies pendant les 2 mois que devait initialement durer mon séjour. Ces 2 mois devinrent 6 mois, 1 an, 2 ans… Cette période salvatrice m’a permis de me retrouver, ou du moins de déterminer ce que je voulais faire, qui je voulais être. En quittant Tanger, je me suis promis d’y revenir, ce que j’ai fait souvent. Mais j’ai gardé cette vision d’offrir un lieu atypique où des gens, pour une raison ou une autre, pourraient venir se retrouver, se ressourcer, s’inspirer, ou simplement visiter. Cette occasion s’est présentée cinq ans après mon premier passage sur Tanger, presque jour pour jour. La ville, ou du moins l’esprit de mes grands amis qui la définissent maintenant, m’a tant offert. Je me sens vraiment privilégié de pouvoir y ajouter ma couleur maintenant que je n’ai plus la crainte de la laisser rayonner.

M : Ton premier album, Windows In The Sky, est directement inspiré du décès de ton père en 2016. Rendre hommage et te libérer a t-il été plus fort que le fait de trainer cette perte d’un être cher tout au long des tournées qui ont suivi ?

AHF : À vrai dire, c’est l’histoire d’un album qui ne devait pas en être un. Mes deux ans à Tanger m’ont permis de vivre mon deuil, de le contextualiser et d’accepter que certaines blessures liées à de profonds regrets ne puissent véritablement guérir : on doit les accepter, apprendre à vivre avec pour la suite de notre aventure. C’est dans cet esprit que des textes portant sur ces douleurs et leur acceptation ont été écrits, donnant ainsi naissance à Windows in the Sky. C’est l’encouragement des autres membres de Your Favorite Enemies qui a permis un partage public de l’album, ce qui a été très difficile pour moi. La simple idée d’exposer ces émotions était effrayante. Les gens qui se sont appropriés l’album m’ont permis de m’affranchir par la suite, me donnant le courage d’aller en valider la nature sur scène. Si j’avais la crainte de voir la pureté des chansons doucement disparaître avec leur répétition, les voir prendre différentes formes soir après soir m’a permis de découvrir leur véritable essence, de les laisser ‘être”, de se transformer et se retransformer. Cela les a rendues plus grandes que moi et la souffrance d’où elles ont émergé. A mes yeux, cela les rend éternelles en quelque sorte.
M : Tu abordes très souvent ton besoin de contrôle, au point qu’on comprenne qu’il est presque maladif pour toi. C’est un peu paradoxal alors que ta musique est très libre, progressive et peut sans problème s’ouvrir à l’improvisation. Est-elle un remède pour tes maux intérieurs ? Tu parles aussi de ‘turbulences sombres de ton voyage intérieur’…

AHF : Tu as tout à fait raison. Je crois que l’improvisation et la liberté qu’elle m’apporte est ce qui me permet d’aller au-delà de mes repères, de mon besoin d’ancrage. Cela me permet également d’être disposé à ressentir des sensations que je m’abstiens de vivre en temps normal, et de ne pas avoir à en craindre les effets émancipateurs sur mes habituelles insécurités, même si parfois, ces nouvelles sensations de liberté refont rapidement place à la peur. Il n’y a de remède que de me livrer à nouveau, sans que cela devienne un nouveau panaché d’illusions.

M : En parlant d’improvisation, est-ce que le fait qu’elle rende tes concerts très différents de tes albums est la principale raison expliquant la sortie du live Standing Under Bright Lights ?

AHF : En fait, ce concert devait être le seul moment où ces chansons allaient être jouées. Je n’avais aucune ambition de remonter sur scène ensuite. Le moment se voulait un ultime hommage à mon père, devant la famille et ses amis, ce qui était d’autant plus singulier puisqu’il prenait place dans le cadre du Festival International de Jazz de Montréal où il avait l’habitude de m’amener étant enfant. Comme le concert était dépourvu de toute forme de commercialisation, les chansons sont dans leur plus pure incarnation à mes yeux : elles ont été livrées comme elles ont été vécues à ce moment bien précis, et ce pour la toute première fois, un moment unique qui ne pourra jamais revenir…

M : Ce live est sorti en 2021 mais a été enregistré en 2019, donc avant la sortie de ton premier album. Pourquoi ce choix alors que ce genre d’album sort généralement après un album et la tournée qui suit ? AHF : Je crois que cela a été motivé principalement par le fait que ce concert s’avère être la genèse de tout ce qui a suivi. C’est ce qui m’a inspiré le désir de tenir des événements ponctuels subséquemment. Mais surtout, il représente en quelque sorte mon appropriation des émotions qui ont donné naissance à Windows in the Sky, dont le concert est issu. Il était important pour moi, lorsqu’on m’informa de l’existence de cet enregistrement, d’en célébrer la lumière. Ainsi, alors que Windows in the Sky fut l’exorcisation des noirceurs qui m’ont mené à Tanger et dont les textes sont inspirés, Standing Under Bright Lights est la célébration de la vie qui s’ensuivit.
M : Ta musique étant très instinctive, et tes concerts chaque soir différents, à quoi tient un bon concert d’Alex Henry Foster généralement ?

AHF : Je dirais que cela tient au fait de laisser les chansons totalement guider l’essence du moment, et la communion avec les gens en déterminer l’esprit. Son rythme est le résultat de la mesure avec laquelle on décide de lâcher prise. Et lorsque cela survient, ce qui est une magnifique sensation, on ne fait inévitablement qu’un avec l’instant présent.

M : Tu fais ta réputation en musique mais aussi pour ta grande accessibilité auprès des fans qui apprécient tout particulièrement pouvoir longuement échanger avec toi après les concerts. Selon toi, cette notion du partage est-elle une obligation pour un artiste, ou l’échange est-il chez toi un véritable plaisir, une motivation supplémentaire ?

AHF : Je crois que pour la majorité des artistes, il y a une notion d’obligation, voire de pression tacite. La surexposition nourrie par les réseaux sociaux, la vente de package VIP où l’artiste devient un produit de consommation rapide au même titre qu’une paire de chaussures dont on oubliera rapidement la couleur lorsque le temps et l’ennui auront produit leur effet : il y a une profonde tristesse dans cette hyper commercialisation de l’être humain. Si en plus on a le malheur de vivre et mourir à travers le regard des autres, ça ne peut qu’être horrible comme situation…
Pour ma part, il y a un grand bonheur à partager avec les gens. Il est vrai que la nature très intimiste et émotionnelle de mon art s’y porte bien. Mais, tu vois, comme mon album Windows in the Sky portait sur des thèmes lourds, à la fois intimes et collectifs, je l’accompagnais d’une lettre manuscrite, adressée à la personne qui s’était procurée mon album via ma boutique en ligne. Cela m’a permis d’établir des correspondances riches et généreuses avec les gens. Depuis ce moment, je joins une lettre à chaque personne qui se procure un élément ou un autre sur la boutique en ligne. Parfois, les gens me demandent d’écrire à des proches qui éprouvent de la difficulté ou qui font face à des tragédies. Je viens à peine d’envoyer plusieurs milliers de cartes postales écrites à la main pour le simple plaisir de faire plaisir. J’ai découvert une forme insoupçonnée d’humanité dans ce type de geste, à la fois simple et délicat. Maintenant, les gens s’envoient des cartes, des lettres, des présents entre eux. C’est pour cette raison que je crois que cette proximité de coeur va bien au-delà du statut d’artiste et de sa commercialisation.
M : Tu es entouré des mêmes musiciens depuis tes débuts et le chapitre Your Favorite Enemies. Comment expliques-tu cette fidélité qu’ils te portent tous alors que, dans le milieu de la musique, les égos ont tendance à ne pas faciliter les longues collaborations ?

AHF : Nous sommes d’abord et avant tout des amis ; nous l’étions bien avant de jouer de la musique. Nos relations ont été tumultueuses et soumises à de grandes tempêtes, mais elles sont restées authentiques et honnêtes. Les musiciens ont été d’une incroyable générosité envers moi, ils m’ont encouragé à suivre un chemin qu’ils croyaient nécessaire pour que je me retrouve. Ils m’ont également fait confiance, puisque la seule condition à laquelle ils devaient adhérer en poursuivant l’aventure artistique avec moi était de se dépouiller de tout ce qui leur servait auparavant de refuge musicalement. Je ne voulais pas donner vie à une nouvelle mouture de Your Favorite Enemies, ou reproduire certains de nos précédents patrons créatifs. Ce fut intense pour eux, frustrant. En quelque sorte, c’était injuste de ma part de leur demander ça, de créer et de jouer ‘on cue’, de ne pas pouvoir se reposer sur les repères qu’offre une structure et ses répétions. J’ai une admiration sans borne à leur égard. Je ne crois pas que j’aurais pu me soumettre à semblable demande avec autant de passion, de détermination et de bienveillance qu’eux l’ont fait lorsqu’ils ont non seulement répondu à l’appel, mais m’ont aussi permis aujourd’hui de pousser encore plus loin cette volonté de liberté artistique…

M : Au delà de la musique, tu as aussi un projet de livre. Peux-tu nous en dire plus ?

AHF : L’idée de ce projet est venue suite à une conversation avec des amis de longue date, qui m’ont admis ne rien savoir sur moi au-delà de mes écrits et autres réflexions partagées sur mon journal. Cela m’a ébranlé puisque je me croyais ouvert et transparent, alors que la réalité est qu’il y a une opacité et une rigide herméticité quant à mon univers personnel… Cette réalisation m’a inspiré ce projet de livre, un peu sous la forme d’une lettre ouverte, qui a pour trame de fond la période allant de mon départ vers Tanger et qui s’achève avec un entretien d’un peu plus de 3 heures mené par Lee Ranaldo de Sonic Youth dans un loft à New York. Ce canevas m’a permis de revisiter des éléments très personnels et intimes, comme ma relation tumultueuse avec mon père, d’abord alcoolique avant de devenir chrétien évangélique. J’y aborde des sujets tels que le deuil, l’amitié, la dépression, la pauvreté, mais également ma perception face à la religion, la justice sociale et la culture. J’y revois des éléments de ma jeunesse au sein de quartiers délabrés de Montréal où la violence était partie prenante de mon quotidien, mais aussi une nécessité pour survivre ou même rêver pouvoir un jour m’en sortir. J’y parle de ma famille, de la communauté de foi au sein de laquelle j’ai évolué, de mon parcours artistique, des tragédies et des exultations de ce dernier. J’aborde les différentes formes de désespoir avec lesquelles je dois composer, les doutes, les peurs, les insécurités, les voyages, les rencontres, des gens qui m’étaient importants et dont j’ai perdu la trace, les trahisons comme les fidélités… Le tout à travers des réflexions et des ressentis. C’est un projet sur lequel je planche depuis un bon moment déjà. J’y reviens ici et là. J’ai appris à ne plus forcer le moment, surtout lorsqu’il consiste à s’abandonner sans filtre et à s’exposer sans fard.
M : Un nouvel album est-il en préparation ? Quel en sera le fil conducteur ? Sera t-il inspiré lui aussi de tes moments sombres ou sera t-il plus lumineux ? D’ailleurs, est-il aussi facile de trouver l’inspiration dans l’univers post rock quand on est moins ou plus du tout impacté par de tristes évènements ?

AHF : Je travaille sur un projet de trame sonore inspirée de la vie d’un poète irlandais avec la notion du temps en arrière-plan. Il devrait paraître à l’automne. J’ai aussi récemment débuté un projet très particulier par sa nature improvisée et en écriture continue qui se nomme All the Violence In the World. Il est constitué d’actes, et porte sur les différentes guerres intérieures avec lesquelles on doit à la fois composer, se livrer, s’affranchir et se reconstruire. C’est inspiré d’un essai littéraire que j’ai écrit et dont les textes et thèmes servent de fil conducteur. Je crois qu’il y aura toujours une part d’ombre et de lumière dans mes projets. Leur équilibre s’avère parfois, voire très souvent, ce qu’il y a de plus délicat ou de complexe à atteindre ou à percevoir. C’est pour cette raison que je ne me formalise plus des genres musicaux, que je ne me pose plus de questions face à la nature de l’inspiration. Pour moi, c’est la quête de l’abandon qui est au coeur de la création. Ce qui s’y trouve est issu de nos dénis, de nos oublis, de nos souvenirs, de nos illusions, de nos histoires inventées, de nos regrets, de nos amours secrets, tout comme y habite l’esprit de gens disparus, d’inconnus que l’on aurait aimé avoir le courage de saluer. Il y a l’émergence de couleurs et l’apparition de nouvelles sonorités, et parfois, si je suis assez attentif, s’y trouvent également des douceurs et des sensations qui ne s’expliquent ou s’expriment pas… Elles se vivent tout simplement.

MATTHIEU CHOQUET
May 20, 2022
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